On reprend les mêmes et on recommence. Chaque fois, c’est la même chose. À chaque annonce de remaniement ministériel, certains espèrent un changement de cap politique, un basculement de la politique gouvernementale vers la droite ou la gauche, un nouveau départ. Et chaque fois, la déception est seule au rendez-vous, comme ce fut le cas lors du remaniement de juillet dernier.
La montagne a, comme prévu, accouché d’une souris : après des semaines d’attente et de spéculations, rien n’a changé. De fait, le Premier ministre Elisabeth Borne, qui dirige la politique nationale, reste en place, tandis que son chef de cabinet prend le poste de ministre de la Santé. Gabriel Attal, quant à lui, continue son ascension fulgurante en obtenant le ministère de l’Education nationale. Non, vraiment, rien ne change. C’est à peine si le président a accepté de congédier Marlène Schiappa, empêtrée dans le scandale du Fonds Marianne. D’aucuns fustigent la fatuité dédaigneuse d’un président qui n’écoute pas son peuple et refuse de changer de cap. Néanmoins, la cause de cet immobilisme est à chercher plus profondément que dans le simple mépris du chef de l’Etat. Elle se cache en effet dans l’essence même du libéralisme politique auquel le Président Macron se rattache.
Effectivement, pour pouvoir changer de cap, il faut en avoir un au départ. Or, force est de constater que, après six ans au pouvoir, Emmanuel Macron et ses équipes gouvernementales successives n’en ont jamais eu. Cette aporie peut s’expliquer par deux facteurs : l’un plus politicien et conjoncturel, et l’autre d’ordre plus philosophique et structurel. Le premier relève tout simplement de la vieille tactique démagogique et redoutablement efficace de la “sortie du politique”, qui consiste à se hisser au-dessus des partis et des idéologies pour briser les segments électoraux et rallier un maximum de citoyens autour d’un projet commun national. Cette approche, que l’on pourrait qualifier de “bonapartienne”ou “césarienne”, est fortement incarnée par un homme qui se présente comme hors système et qui semble surgir Deus ex machina pour sortir la France d’une crise politique persistante (légitimité charismatique de Weber). Emmanuel Macron a su profiter de son anonymat, de son charisme, de la crise des partis traditionnels puis du théâtre antifasciste pour appliquer avec succès cette recette en 2017 comme en 2022.
La seconde raison, celle qui nous intéresse aujourd’hui, relève de la philosophie politique et de l’histoire des idées. Plus précisément, elle pose question sur la capacité du libéralisme centriste à gouverner un pays. Il est nécessaire de prendre du recul sur Emmanuel Macron, et se demander si cette absence de cap politique, cet immobilisme, ce louvoiement constant, ces paroles creuses et cette méfiance envers le régalien ne trouvent pas leur source dans une idéologie plus que dans une personne.
Un rappel historique est ici nécessaire. Le libéralisme naît à la fin du XVIIème siècle et au XVIIIème siècle en Angleterre puis en France avec des auteurs comme Pierre Bayle, John Locke ou encore Charles de Secondat de Montesquieu (1689-1755). Ces penseurs mettent en avant l’existence de droits individuels naturels. Ces droits (sûreté, propriété, entreprise, etc) sont sacrés et inviolables. La société n’est qu’un ensemble d’individus ayant passé un contrat pour assurer ces droits et vivre en paix. Ainsi, selon les libéraux, l’Etat se doit d’être en retrait; il doit se contenter d’offrir un cadre propice à l’établissement d’échanges interpersonnels sains et respectueux des droits de chacun. Il régule, mais n’impulse ni ne décide. Cette vision bien différente du Léviathan hobbesien s’accorde avec une société individualiste, matérialiste et anthropocentrée. Une partie du travail intellectuel de Montesquieu va ainsi consister à trouver un moyen de désarmer l’État, en l’empêchant de faire du mal aux citoyens en bafouant leurs droits naturels. L’auteur de L’Esprit des lois (1748) prend donc la modération comme boussole, et refuse tout dogmatisme. Il fustige, comme le fera après lui Tocqueville, l’uniformisation, la centralisation et l’égalité, qui ne font que simplifier le jeu des pouvoirs au bénéfice d’un seul, ce qui risque de favoriser le despotisme honni. Il est alors logique de trouver en Montesquieu un défenseur ardent des privilèges locaux et sociaux, qui sont autant de garanties contre les tentations du pouvoir royal. L’homme politique doit selon lui toujours composer avec les circonstances et les particularismes nationaux et locaux, réformer par le dialogue, respecter la séparation des pouvoirs et s’assurer du maintien des droits individuels. La célèbre théorie de la séparation des pouvoirs a pour unique objectif la création d’un équilibre entre trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) indépendants, dans le but de complexifier le pouvoir régalien pour empêcher l’émergence de toute autorité despotique : “Il faut que, par la disposition des choses, le Pouvoir arrête le Pouvoir”. Montesquieu, qui se trouve être un philosophe des premières Lumières et un des premiers penseurs du libéralisme, entend donc limiter et encadrer l’Etat. Il s’intéresse moins à la légitimité d’un régime par rapport à un autre, estimant comme toujours que tout dépend des circonstances (la théorie des climats a pour objectif d’étayer ce relativisme en matière de politique).
Plus largement, le libéralisme a pour essence même un désintérêt pour la politique, comme l’affirme clairement Benjamin Constant en 1819, dans son célèbre La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819). L’influent philosophe y défend une démocratie parlementaire, seule à même de permettre aux citoyens de jouir de leur liberté. De fait, l’écrivain estime que contrairement aux Anciens, qui voyaient dans l’exercice des droits civiques et politiques le pinacle de la liberté, l’Homme moderne veut se concentrer sur ses affaires, et n’a pas le temps pour gérer la cité comme les Anciens dont les tâches domestiques étaient prises en charge par les esclaves. Pour le Moderne, la liberté, c’est le commerce, l’enrichissement, la tranquillité. Le citoyen veut être davantage replié sur son foyer, et préfère déléguer son pouvoir de décision à des représentants en qui il fait confiance pour assurer le bon fonctionnement du pays et la préservation de ses droits et intérêts. Le libéralisme se double ainsi d’une dépolitisation des citoyens, qui s’explique par le triomphe de l’individualisme et l’atomisation progressive de la société.
A l’aune de ces deux penseurs majeurs du libéralisme politique, on comprend mieux en quoi le libéralisme centriste incarné aujourd’hui par Emmanuel Macron et Elisabeth Borne est une impasse qui débouche sur un immobilisme délétère. Cette philosophie politique craint comme la peste un Etat peur, et se méfie du régalien. Elle entend circonscrire le Léviathan, le rendre plus discret. C’est pour cette raison que les libéraux sont utiles lorsqu’ils sont dans l’opposition : ils peuvent rappeler à l’ordre un gouvernement porté sur le despotisme. Leur apport à la littérature juridique est en cela essentiel.
Cependant, cette qualité constitue également le principal défaut de cette idéologie. De fait, le libéralisme est un contenant sans contenu. Il constitue une méthode de gouvernement, pas un programme politique. Il ne propose ni vision nationale, ni cap, ni rêve. Par ailleurs, comment une pensée anti-étatique peut-elle être fructueuse une fois au pouvoir? Cette méfiance envers l’Etat a toujours poussé les libéraux à se concentrer sur la gestion, la technocratie, le marché. Ils entendent gouverner le pays comme on dirige une entreprise, avec des chiffres et des contrats. Les libéraux ne peuvent à eux seuls penser la politique, puisque leur idéologie propose et légitime une sortie de la politique. Comment alors s’étonner d’un manque de cap chez Elisabeth Borne et Emmanuel Macron, d’un tâtonnement constant sur tous les sujets? Ils ne peuvent que réglementer. L’Union européenne n’est guère différente; en effet, si l’organisation supranationale n’est qu’une puissance normative à l’échelle internationale, c’est bien par choix : elle se refuse à la politique, à la puissance militaire et diplomatique, à la Realpolitik. Les libéraux peuvent faire d’excellents entrepreneurs, de méticuleux technocrates; ils ne seront des hommes d’Etat, tout simplement parce qu’ils sont incapables de penser la politique. En revanche, le libéralisme peut seconder un gouvernement dont l’idéologie est de droite ou de gauche. Elle permettrait alors d’encadrer un corpus idéologique dynamique, vivant et solide, à même d’avoir de véritables objectifs au service d’un horizon national bien défini.
Lorsque le Président Macron se doit d’entrer dans son rôle de chef de l’Etat, et qu’il est obligé de faire de la politique (en somme lorsqu’il est contraint d’assumer les fonctions régaliennes), cette aporie du libéralisme ressort de manière criante. Il se contente alors de faire de la démagogie, promettant tout et son contraire, ne sachant que penser, n’utilisant la force et l’autorité qu’avec une main tremblante et mal assurée, ne sachant dans quelle direction donner le coup de glaive. Ses actions ne constituent par conséquent que des coups d’épée dans l’eau, et le gouvernement est forcé de
masquer son incompétence politique par une communication hyperbolique et qui franchit souvent la ligne du ridicule et de l’indécence.
Ainsi, l’immobilisme macronien n’est pas propre à Emmanuel Macron, et c’est une erreur intellectuelle grave de ne pas voir que le libéralisme comme idéologie est le péché originel de cette kakistocratie. Les Français feraient bien de s’en rendre compte rapidement, au risque de voter pour son successeur idéologique en 2027.